Règlement de Dublin : effroyable marchandage technocratique

Laissez-moi vous conter l’histoire de Amine Boukhalfa.  Amine est algérien. Il y a quelques mois, il vivait en Algérie, à Oran. Il était représentant de commerce en machines de bureau ; chaque soir, il rentrait dans la maison familiale qu’il n’avait pas quittée, comme deux de ses frères non-mariés. Amine ne se mêlait pas de politique. Ça ne l’intéressait pas et, avec ses deux frères aînés policiers, cela n’aurait pas été possible.

Un jour, le frère d’Amine, alors que celui-ci prenait une douche, réussit à craquer le code de sa tablette. Amine n’avait pas été futé sur ce coup-là, une variante de sa date de naissance, mais jamais il n’avait mesuré la curiosité de son cadet. Les cris l’ont fait se presser, les questions du genre : « c’est quoi ces sites de PD ? », « qu’est-ce que tu fais là-dessus ? » et les insultes l’ont effrayé. Puis sont venus les coups, un tabassage en règle par ses aînés qui déjà parlaient de lui régler son compte et de laisser son corps aux abords de la ville.

Amine a réussi à s’enfuir, emmenant quelques vêtements, son passeport, un peu d’argent liquide. Il a pris sans hésiter l’avion vers l’Espagne, pays pour lequel il avait obtenu un visa pour son travail. La peur au ventre. Puis le train vers Paris. Là habite une vague cousine qui l’hébergera. La nouvelle arrive dans la capitale française et Amine est obligé de se remettre en route. Quelqu’un lui parle du Grand-Duché du Luxembourg où il pourra, quand il aura des papiers, trouver un travail.

La procédure de demande de protection internationale est dure. De plus, Amine est sous le coup de la convention de Dublin III*, il est menacé d’être renvoyé en Espagne pour entamer cette procédure. Il voit psychologue, avocat, médecins. Le pays est petit, passer la frontière est tentant d’autant qu’il n’y a pas de contrôle. Dans une grande surface sur le sol français, il croise un ami de la famille qui heureusement ne l’aperçoit pas. Il a peur, il évitera ce genre de sortie.

Amine téléphone aux associations LGBT du Luxembourg, sans succès, tout le monde est débordé. À Amnesty international, il réussit à établir un contact. On lui dit que les « Dublinés » seraient parfois renvoyés dans leur pays d’origine… Ce qu’il croit. Fébrilement, il passe d’autres coups de fil. Dont celui à la Maison Arc-en-Ciel de la province de Luxembourg.

Le lendemain du jour de l’An, la décision tombe. Il doit retourner en Espagne. Les policiers viennent le chercher au centre, il se cache. Un recours a été introduit par son avocat. Il voudrait être entendu par le tribunal qui va statuer mais ce n’est pas admis. Qu’à cela ne tienne, il essayera. Encore une semaine d’attente.

Et jeudi, à 12h16, il reçoit un mail de son avocat. Il a été débouté. À 13h07, les policiers arrivent au centre et il est emmené. Directement à l’aéroport. Escale à Munich. Il est mort de peur et reste en contact avec moi. Je le rassure, lui dis de ne surtout pas résister, qu’il n’est pas le plus fort. Il prend à parti son escorte, il n’est tout de même pas un criminel. Je lui répète qu’il faut qu’il se calme. La tension redescend. L’un des policiers a les yeux rouges, il s’excuse auprès de lui.

À 18h10, Amine est seul, il attend ses bagages à l’aéroport de Madrid. Les policiers lui ont remis son passeport, un papier vert et sont repartis. Amine est vraiment seul. Il ne sait pas où il doit aller. Il ne parle pas l’espagnol, n’ose pas s’adresser aux Arabes, à personne d’ailleurs. Il me contacte, nous nous disons que la meilleure chose à faire est de trouver un hôtel, puisqu’il a un peu d’argent. « Sans visa » me demande-t-il ? Je lui réponds : « Oui, n’aie crainte, les hôteliers ne prennent que l’identité ». Je me veux encore rassurante, même si j’ai un doute.

Sans nouvelle, je lui laisse des messages WhatsApp. Il me répond. Finalement, il a passé la nuit à l’aéroport et a déjà fait des démarches vers le siège du Haut-Commissariat aux Réfugiés de Madrid. Ce n’est pas le bon endroit, mais au moins a-t-il les renseignements qu’il cherchait. Son contact à Amnesty, et moi, lui disons de trouver une auberge et de ne surtout pas se rendre au foyer pour sans-abri qu’on lui a conseillé. Il s’y fera peut-être voler ses affaires. Car il lui faut attendre lundi. Je resterai en contact avec Amine ce week-end. S’il tombe à court d’argent, je pourrai au moins payer son auberge avec ma carte de crédit.

Dublin ! C’est l’un des mots les plus effroyables pour les réfugiés qui sont entrés en Europe par la mer ou par un pays autre que celui qu’ils ont choisi avec le désespoir des rescapés. L’un ne voudra pas avoir affaire à un ancien pays colonisateur, un autre sera guidé par les conseils entendus sur son chemin, un troisième aura de la famille sur place… Les décisions qui « lèvent » ou « cassent » le Dublin semblent obscures, dictées par on ne sait quelle loterie maléfique.

Ma raison essaie de trouver un sens, une espèce de jurisprudence qui présiderait à ces décisions. Ce ne peut être aléatoire ! Mon cœur essaie quant à lui de comprendre notre humanisme en détresse.

J’espère que l’histoire jugera comme il y a quelques 75 ans, car cela voudra dire que le monde aura enfin pris ses responsabilités, qu’il aura écrit une convention de libre circulation pour tous et qu’il aura pleuré les milliers d’enfants, de femmes et d’hommes qui n’ont pas réussi la traversée du désert, de pays en guerre et de la mer.

J’écrivais ces lignes il y a sept mois. Aujourd’hui, Amine est toujours à Madrid, dans l’attente d’une décision. Il a traversé le Covid-19, le confinement, le déconfinement et encore le confinement par quartier. Il a affronté les hôpitaux pour des douleurs qui ne cessent pas. Il peut compter sur son psychologue qui l’aide dans ses démarches. Et, parfois, il pense à repartir car cette immobilité semble ne pas avoir de fin.

Marie-Ange Cornet, Directrice de la Maison Arc-en-Ciel de la province de Luxembourg

* Le règlement de Dublin, également appelé Dublin III, est une loi européenne qui détermine quel pays est responsable pour examiner une demande d’asile : il s’agit du pays par lequel un demandeur d’asile est entré en Europe. L’un des objectifs du règlement est d’éviter qu’une personne ne dépose des demandes d’asile multiples dans plusieurs États adhérant à Dublin III. 


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